Enregistrement No. 36 : 7 Aout 2184

Ca fait bientôt une semaine que j’ai quitté Cl1 en direction de Cl3. Je n’ai pas arrêté de songer à Slenn. Je ne sais plus, si mes croquis sont ceux de Delilah ou ceux de Slenn.

Avant de lancer le repli, j’ai longuement observé l’étoile cible vers laquelle je me rends. Petit point lumineux perdu dans l’espace. C’est comme ça que j’imagine Delilah. Montée au ciel, elle ne doit être plus qu’un petit point perdue dans le vide obscur et froid. Et moi je la cherche. J’ai mis du temps à me remettre à écrire. Je crois que si je suis parti de Cl1, c’est avant tout parce que j’avais peur de me tromper d’étoile. J’avais peur que l’illusion de l’amour ne me fasse voir en Slenn la Delilah que j’ai perdue. D’un autre côté, est-ce que je veux vraiment voyager indéfiniment ? Il arrivera peut-être un jour où je me poserai dans un port pour ne plus jamais en repartir. Et pourquoi pas celui-là plutôt qu’un autre ?

Il me reste trois-quatre semaines pour y réfléchir. Quand je serai sur Cl3 et que j’aurai livré ma marchandise, plus rien ne m’obligera à repartir. J’aurai rempli le dernier contrat qui me lie à mes mécènes. Je pourrai toujours retourner sur Cl1, retrouver Slenn et y couler des jours heureux. Après tout, qui n’aspire pas à une vie stable et pleine de bonheur. Moi autant que les autres. Et pourtant, au fond de moi, il y a cette foutue intuition qui me dit que rien ne se passera comme ça, qu’il me faudra aller plus loin. D’une manière ou d’une autre, je devrai aller plus loin, toujours plus loin. Jamais, je ne pourrai revenir en arrière. Pourquoi ? Je ne le sais pas encore… Mais, j’en suis presque certain… Non. J’en suis parfaitement certain.

par Damien Allemand

Enregistrement No 35 : 1er Aout 2184

Mes valises sont prêtes… Je pars demain matin… Je m’offre une dernière nuit de sommeil dans un bon lit… Je pensais passer cette dernière nuit avec Slenn, mais après qu’on eut passé le weekend ensemble, elle a préféré retourner chez elle, ce soir. Elle n’aime pas les adieux…

J’ai passé ces derniers jours à faire mes emplettes : nouvelles semences, produits frais, des carnets de dessins (beaucoup…), du matériel de bricolage. J’ai récupéré mes nouvelles pièces de rechange et, aidé des gars de l’usine, ai changé toutes ces satanées plaques qui étaient mal conçues et menaçaient de partir dans mes circuits de recyclage.

Tout était bouclé vendredi soir, quand Slenn est revenue. Weekend en amoureux, classique. Cet après-midi on s’est retrouvé sur la même plage que l’autre fois. Le temps, bien que couvert, n’était pas aussi menaçant. Je ne pouvais détacher mon regard de l’horizon. Je crains d’avoir pris conscience que je ne serai jamais rien d’autre qu’un voyageur éternel. Pour le marin, la mer est sa maîtresse et l’horizon est sa maison. Pour moi, la galaxie est ma maîtresse, et le vide spatial, ma maison.

– Tu vas revenir ?
– … Je sais pas… Je pense, oui… Un jour…
– Ici, c’est bien… C’est pas le boulot qui manque…
– Je sais…
– Et puis il y a moi…

Je la regardais. Ses yeux verts étaient humides. Je mourais d’envie de l’embrasser, de lui promettre de rester avec elle pour toujours, mais je savais qu’au fond de moi, ce n’était pas vrai. Mon intuition me disait que je ne reviendrai jamais. Je ne sais pas encore pourquoi, mais, depuis le début, je sais que c’est un voyage sans retour.

Le Colombus quittant Cl1

Le Columbus quittant Cl1

par Damien Allemand

Enregistrement No. 34 : 27 Juillet 2184

Slenn parvint à négocier quelques jours de congés mais dut, finalement, repartir à Clin. Elle reviendrait le weekend suivant. Quant à moi je ne pouvais pas la suivre car je devais réceptionner mes pièces et faire mes réparations. De plus, j’avais promis de participer à la cérémonie d’accueil des colons. Leur navette est arrivée hier. Depuis que la colonie existe, ce genre de débarquement, si unique et exceptionnel soit-il pour les arrivants, était devenu, ici, une vrai routine. Tout était planifié avant le départ. Chacun savait où il allait s’établir et le travail qu’il y ferait. Quand plusieurs dizaines de milliers de personnes débarquent ensemble d’un appareil, l’organisation est la clé pour éviter des incidents qui pourraient rapidement tourner à la catastrophe.

Slenn m’a laissé mais je suis loin d’être seul pour autant. Outre les nombreuses activités relatives à la préparation de mon appareil, j’ai de nombreuses autres occupations. Elle m’a présenté plusieurs de ses amis avec qui nous allons, la journée, tester les différents sports terrestres et aquatiques que recèle cette planète et, la nuit, je découvre, avec délice, que les bars et les night clubs proposent des bières et des alcools locaux qui n’ont rien à envier à nos spiritueux terrestres.

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La colonie a encore ce parfum de nouveauté qui la rend joyeuse et dynamique tout en ayant le confort et la modernité d’une nation bien établie et bien développée. Je commence à prendre un tel goût à ce lieu que je vois venir avec inquiétude l’heure du départ. J’ai une cargaison à livrer sur Cl3 et elle doit arriver avant le navire des colons. Si je ne pars pas d’ici cinq ou six jours je risque fort d’être en retard. Et quand on voit ce qu’est le débarquement d’un vaisseau de colons, je ne peux pas me permettre d’être en retard, sans quoi ils auraient des problèmes. Dès demain, je commencerai à préparer mes affaires comme ça j’aurai plus de temps pour Slenn, quand elle reviendra, dans trois jours.

par Damien Allemand

Enregistrement No. 33 : 21 Juillet 2184

La journée d’après fut consacrée au repos. Grasse matinée. Visite de musées. Cuisine gastronomique locale. Ce n’est que le jour suivant qu’elle réapparut.

Levé tôt, je profitais du calme matinal pour prendre mon petit déjeuner au restaurant de l’hôtel, quand Slenn me surprit au milieu d’une dernière rêverie.

– Bonjour !
– Oh ? Bonjour !
– Je peux m’asseoir ici ?
– Euh… Oui ! Bien sûr ! Qu’est-ce que vous faites ici ?
-Je suis restée à cet hôtel, le temps de terminer mes articles. Je m’apprête à retourner chez moi, à Clin.
– Clin ?
– Oui. C’est là où j’habite. Cl1 est une colonie de plus de quarante-cinq millions d’habitants, qui s’étend sur des centaines de kilomètres. Ici c’est la capitale, en quelque sorte. Moi, je viens de Clin, une cité à trois cent cinquante kilomètres vers le sud.
– Je vois… Donc vous repartez aujourd’hui ?
– Et oui… Et vous ? Vous comptez faire quoi aujourd’hui ?
– Rien de prévu… Je pensais trouver un moyen de transport et visiter un peu les paysages…
– Je vous emmène !
– Comment ça ?
– Je vous fais visiter le pays. Ca vous dit ?
– Avec plaisir, mais je ne voudrais pas abuser… Si vous devez rentrer…
– Vous rigolez ! J’ai tout mon temps !

Et elle éclata de nouveau de son rire cristallin. C’est ainsi que j’eus le droit à une visite guidée des différentes cités environnantes, des cultures sous bulles, des paysages magnifiques sur lesquels encore aucune végétation n’était venue se greffer pour adoucir leurs arêtes tranchantes. Elle m’emmena gouter la gastronomie locale dans un des meilleurs restaurants de la région. En fin d’après-midi on se retrouva sur la plus belle plage que j’ai jamais vue. Couverte d’un sable gris argenté, elle était bordée par d’impressionnantes falaises blanches et noires. On s’assit-là, un moment. Juste équipés d’un respirateur d’appoint, on pouvait sentir le vent chargé d’embruns. Le doux mouvement des vagues était hypnotisant. La mer semblait étrangement calme malgré un ciel noir qui menaçait à chaque instant de nous arroser d’une forte tempête. C’est probablement pour cela qu’il n’y avait, là, personne d’autre que nous. Elle posa sa tête sur mon épaule. Je la laissais faire. Je pris sa main. Elle me laissa faire. Le moment semblait magique et j’aurais souhaité qu’il dure une éternité. Mais la menace qui pesait au-dessus de nos têtes ne tarda pas à se concrétiser et bientôt un violent orage se déclencha. Comme on avait marché un peu sur la plage, on se trouvait suffisamment loin de notre appareil pour se retrouver complètement trempés avant d’y arriver ! On rit tellement qu’il nous fallut bien cinq minutes avant de pouvoir être en mesure de décoller. De retour à l’hôtel, on fit ce que toute personne sensée, trempée jusqu’aux os, aurait fait. On se déshabilla et on prit un bon bain chaud… Dans ma chambre, bien sûr, puisqu’elle avait déjà rendu ses clés.

Comme dit la chanson, « la suite serait délectable, malheureusement je ne peux pas la dire et c’est regrettable… »

par Damien Allemand

Enregistrement No. 32 : 16 Juillet 2184

Me voilà enfin à l’air libre, les pieds sur un vrai sol avec une vraie gravité ! Enfin, pour l’air libre, c’est l’intérieur d’une immense bulle de verre et d’acier dont le sommet culmine à plusieurs centaines de mètres de haut. Mais la sensation de liberté est réelle. J’ai craint un moment que le retour à la gravité, après un mois d’apesanteur, ne soit une épreuve difficile, mais mon corps, quotidiennement entrainé par de nombreux exercices sportifs s’est parfaitement adapté à ce nouvel environnement.

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Les dernières vingt-quatre heures de voyage se sont passées en la charmante compagnie d’une journaliste venu me rejoindre à bord. En effet, contrairement à ce que j’avais cru comprendre, ce n’était pas « un » journaliste qui devait venir mais « une » journaliste. Ma méprise vient certainement de ce que, dans ces nouveaux mondes, ils prennent un malin plaisir à inventer des prénoms pour les nouveaux nés afin de s’assurer une certaine originalité, probablement pour faire la différence entre les nouveaux colons et ceux qui sont nés ici. Ainsi, j’ai imaginé que « Slenn » était un prénom masculin… Quelle ne fut pas ma surprise de la voir sortir du sas avec sa mallette pressurisée dans une main et son casque sous l’autre bras, secouant machinalement sa courte chevelure rousse.

– Je… Bonjour…
– Bonjour ! Slenn Pacard. De l’Anderworld Morning. Ravie de faire enfin votre connaissance !
– … Moi de même…

Tels furent nos premiers échanges… Comme un Robinson voyant débarquer une belle amazone après une éternité de solitude, je m’emmêlais les pinceaux et l’abordais avec la maladresse du débutant. Elle ne s’en formalisa pas. Bien au contraire, rapidement, elle se montra grandement admirative de tout ce que je lui expliquais, fascinée par toutes les technologies présentes dans le Colombus et par l’exploit accompli par un homme seul. Elle était inépuisable, enchainait les questions et les photos sans prendre le temps de relire ce que son voicenote avait enregistré ni de vérifier la qualité de ses photos. Une fois seulement, dans le poste de pilotage, elle s’arrêta et contempla pensivement sa belle planète qui s’approchait. On voyait encore, dans le coin arrière droit de l’affichage, l’avant de la navette qui l’avait déposée et qui, comme nous, rejoignait Cl1. Légèrement plus lente que le Colombus, on l’avait progressivement distancée.

Elle me révéla que ce n’était que la deuxième fois qu’elle allait dans l’espace. La fois d’avant n’ayant été qu’un baptême en orbite, elle n’avait jamais vu sa planète en entier de ses propres yeux et trouvait ce spectacle fascinant. Cela dut avoir une incidence sur elle car elle se montra moins vive et un peu maladroite dans ses gestes. Comme si d’avoir révélé son inexpérience de l’espace l’avait libérée de cette image de journaliste spatiale expérimentée qu’elle avait cherché à donner.

Mais rapidement son intérêt pour ma fabuleuse machine reprit le dessus et petit à petit, son flux ininterrompu de parole m’inondait à nouveau de questions. Visitant chaque système, chaque pièce elle voulait tout comprendre de ce qu’était la vie d’un voyageur solitaire dans l’espace. Elle voulait tout tester, tout essayer, goutant les fruits du jardin, testant les tapis de course. Ayant pris l’habitude de répondre « bien sûr » à chacune de ses requêtes, j’avais à peine ouvert la bouche quand elle me demanda si elle pouvait tester mon simulateur de natation sous-marine, qu’elle retirait ses vêtements et entrait, nue, dans la machine. Je bégayai quelques explications sur son fonctionnement, refermai la porte et allai chercher une serviette. Quand je revenais, cinq minutes plus tard elle nageait au milieu des dauphins et des coraux. Je pouvais l’observer sur les écrans de contrôle. Son corps ondulant comme une sirène avait l’aisance d’un poisson dans l’eau. Quand elle sortit, quelques minutes plus tard, je lui tendis fébrilement la serviette. Réalisant mon inconfort, elle s’empressa de se rhabiller, m’expliquant que sur Cl1, après avoir vécus depuis trois générations comme des sardines dans des boites de conserves, les gens avaient totalement perdu la notion de pudeur. Mais qu’elle comprenait que moi, un homme du vieux monde, puisse ressentir une certaine gêne et en était désolée. Je bégayai quelques bêtises comme quoi ce n’était rien et que je n’étais pas du tout gêné, mais quand son rire éclata comme le tintement d’un carillon, je compris qu’il était inutile d’en rajouter. Elle me regarda de ses yeux verts piqués d’espièglerie avec un petit sourire en coin et nous reprîmes l’exploration du vaisseau.

Ce fut probablement les vingt-quatre heures les plus intenses de mon voyage et j’eus du mal à négocier une petite demi-douzaine d’heures de sommeil pour être en forme pour l’atterrissage, car, comme je m’en doutais, des dizaines d’autres journalistes m’attendraient à l’arrivée, ne me laissant pas le temps de récupérer avant le soir. Ayant eu sa dose d’information, dès l’atterrissage elle se tint à l’écart, veillant à n’apparaître sur aucune photo. Ayant remballée ses affaires, elle me quitta d’un clin d’œil pour rejoindre ses collègues qui avaient atterri peu après nous.

Après une longue journée d’épuisantes interviews et séances photos, suivies de rencontres avec les officiels, puis les industriels à qui j’avais commandé des pièces et avaient besoin de quelques détails supplémentaires sur les spécifications et enfin les services postaux pour qu’ils récupèrent la cargaison, on m’emmena à mon hôtel où on m’offrit une des meilleures chambres. Je vais enfin pouvoir me reposer dans un vrai bon lit après avoir pris un vrai bon bain bien chaud !

par Damien Allemand