Me voilà enfin à l’air libre, les pieds sur un vrai sol avec une vraie gravité ! Enfin, pour l’air libre, c’est l’intérieur d’une immense bulle de verre et d’acier dont le sommet culmine à plusieurs centaines de mètres de haut. Mais la sensation de liberté est réelle. J’ai craint un moment que le retour à la gravité, après un mois d’apesanteur, ne soit une épreuve difficile, mais mon corps, quotidiennement entrainé par de nombreux exercices sportifs s’est parfaitement adapté à ce nouvel environnement.
Les dernières vingt-quatre heures de voyage se sont passées en la charmante compagnie d’une journaliste venu me rejoindre à bord. En effet, contrairement à ce que j’avais cru comprendre, ce n’était pas « un » journaliste qui devait venir mais « une » journaliste. Ma méprise vient certainement de ce que, dans ces nouveaux mondes, ils prennent un malin plaisir à inventer des prénoms pour les nouveaux nés afin de s’assurer une certaine originalité, probablement pour faire la différence entre les nouveaux colons et ceux qui sont nés ici. Ainsi, j’ai imaginé que « Slenn » était un prénom masculin… Quelle ne fut pas ma surprise de la voir sortir du sas avec sa mallette pressurisée dans une main et son casque sous l’autre bras, secouant machinalement sa courte chevelure rousse.
– Je… Bonjour…
– Bonjour ! Slenn Pacard. De l’Anderworld Morning. Ravie de faire enfin votre connaissance !
– … Moi de même…
Tels furent nos premiers échanges… Comme un Robinson voyant débarquer une belle amazone après une éternité de solitude, je m’emmêlais les pinceaux et l’abordais avec la maladresse du débutant. Elle ne s’en formalisa pas. Bien au contraire, rapidement, elle se montra grandement admirative de tout ce que je lui expliquais, fascinée par toutes les technologies présentes dans le Colombus et par l’exploit accompli par un homme seul. Elle était inépuisable, enchainait les questions et les photos sans prendre le temps de relire ce que son voicenote avait enregistré ni de vérifier la qualité de ses photos. Une fois seulement, dans le poste de pilotage, elle s’arrêta et contempla pensivement sa belle planète qui s’approchait. On voyait encore, dans le coin arrière droit de l’affichage, l’avant de la navette qui l’avait déposée et qui, comme nous, rejoignait Cl1. Légèrement plus lente que le Colombus, on l’avait progressivement distancée.
Elle me révéla que ce n’était que la deuxième fois qu’elle allait dans l’espace. La fois d’avant n’ayant été qu’un baptême en orbite, elle n’avait jamais vu sa planète en entier de ses propres yeux et trouvait ce spectacle fascinant. Cela dut avoir une incidence sur elle car elle se montra moins vive et un peu maladroite dans ses gestes. Comme si d’avoir révélé son inexpérience de l’espace l’avait libérée de cette image de journaliste spatiale expérimentée qu’elle avait cherché à donner.
Mais rapidement son intérêt pour ma fabuleuse machine reprit le dessus et petit à petit, son flux ininterrompu de parole m’inondait à nouveau de questions. Visitant chaque système, chaque pièce elle voulait tout comprendre de ce qu’était la vie d’un voyageur solitaire dans l’espace. Elle voulait tout tester, tout essayer, goutant les fruits du jardin, testant les tapis de course. Ayant pris l’habitude de répondre « bien sûr » à chacune de ses requêtes, j’avais à peine ouvert la bouche quand elle me demanda si elle pouvait tester mon simulateur de natation sous-marine, qu’elle retirait ses vêtements et entrait, nue, dans la machine. Je bégayai quelques explications sur son fonctionnement, refermai la porte et allai chercher une serviette. Quand je revenais, cinq minutes plus tard elle nageait au milieu des dauphins et des coraux. Je pouvais l’observer sur les écrans de contrôle. Son corps ondulant comme une sirène avait l’aisance d’un poisson dans l’eau. Quand elle sortit, quelques minutes plus tard, je lui tendis fébrilement la serviette. Réalisant mon inconfort, elle s’empressa de se rhabiller, m’expliquant que sur Cl1, après avoir vécus depuis trois générations comme des sardines dans des boites de conserves, les gens avaient totalement perdu la notion de pudeur. Mais qu’elle comprenait que moi, un homme du vieux monde, puisse ressentir une certaine gêne et en était désolée. Je bégayai quelques bêtises comme quoi ce n’était rien et que je n’étais pas du tout gêné, mais quand son rire éclata comme le tintement d’un carillon, je compris qu’il était inutile d’en rajouter. Elle me regarda de ses yeux verts piqués d’espièglerie avec un petit sourire en coin et nous reprîmes l’exploration du vaisseau.
Ce fut probablement les vingt-quatre heures les plus intenses de mon voyage et j’eus du mal à négocier une petite demi-douzaine d’heures de sommeil pour être en forme pour l’atterrissage, car, comme je m’en doutais, des dizaines d’autres journalistes m’attendraient à l’arrivée, ne me laissant pas le temps de récupérer avant le soir. Ayant eu sa dose d’information, dès l’atterrissage elle se tint à l’écart, veillant à n’apparaître sur aucune photo. Ayant remballée ses affaires, elle me quitta d’un clin d’œil pour rejoindre ses collègues qui avaient atterri peu après nous.
Après une longue journée d’épuisantes interviews et séances photos, suivies de rencontres avec les officiels, puis les industriels à qui j’avais commandé des pièces et avaient besoin de quelques détails supplémentaires sur les spécifications et enfin les services postaux pour qu’ils récupèrent la cargaison, on m’emmena à mon hôtel où on m’offrit une des meilleures chambres. Je vais enfin pouvoir me reposer dans un vrai bon lit après avoir pris un vrai bon bain bien chaud !